A l’école du surréalisme belge
L‘éducation est un droit reconnu par toutes les nations modernes. En Belgique, la législation scolaire se caractérise par sa complexité et son incohérence. Son principe fondateur est celui de la liberté d’enseigner ; fort bien, sauf que le système manque cruellement d’unité dès lors qu’il s’agit de poursuivre des objectifs communs imposé par décret. Remplacer dans la Constitution l’ancienne distinction – entre l’enseignement financé par l’Etat et l’enseignement privé autofinancé – par la notion d’égalité devant la loi, n’a pas aidé à clarifier le débat.
Au fil du temps, une âpre concurrence est s’est développée entre les réseaux, les pouvoirs organisateurs et les écoles, exacerbée par le mode de calcul du financement en fonction du nombre d’élèves. Le principe constitutionnel de liberté d’enseigner a donc engendré une compétition permanente qui, en dispersant les forces, nuit actuellement à la qualité de notre enseignement. Les résultats contrastés mis en évidence par les enquêtes internationales (quel que soit le jugement que l’on peut avoir à leur sujet) en sont un témoignage concret.
Au nom de cette même liberté d’enseigner, on a vu se multiplier les pouvoirs organisateurs, façonnant un paysage scolaire surréaliste, un vrai patchwork qui dilue les responsabilités et coûte très cher à la collectivité – alors même que l’enseignement manque de moyens. On rétorquera que ces pouvoirs se sont rassemblés en réseaux afin d’unir leur voix : c’est exact, mais il n’empêche que chacun peut légitimement et légalement, s’il le souhaite, revendiquer son autonomie. Le remède qui s’impose à l’observateur réaliste passe, en Communauté française, par une redéfinition du rôle précis de chaque niveau de pouvoir assortie d’un renforcement de l’unité de l’ensemble des acteurs.
Un enseignement au service du public
Lorsque la Cour d’arbitrage a reconnu à l’enseignement libre religieux le caractère de service public fonctionnel, elle a sans doute estimé qu’il rencontrait les exigences traditionnelles d’un tel service. Qu’en est-il réellement ?
L’un des principes de base du service public est l’égalité des usagers. Dans l’enseignement libre religieux, cette égalité n’est sûrement pas garantie. Les textes doctrinaux diffusés par le réseau libre catholique déclarent certes que les écoles confessionnelles sont ouvertes à tous, même aux incroyants. Toutefois, le fait que certains parents refusent (légitimement) d’inscrire leurs enfants dans un système éducatif évangélisateur constitue bien une entrave à ce principe d’égalité des usagers et d’impartialité propre au service public.
Il en est de même pour le « principe de mutabilité » (1) qui doit viser l’intérêt général en s’adaptant à l’évolution des besoins et des moyens. Ce principe semble en effet difficile à appliquer dans le cadre d’un enseignement obéissant à une doctrine à laquelle n’adhère qu’une portion de la population.
Enfin, on peut aussi se demander dans quelle mesure les écoles catholiques, non seulement libres mais aussi privées, peuvent assurer le principe de continuité et d’accueil de tous inhérent au service public.
Il n’est donc pas excessif de qualifier d’atypique le caractère de service public fonctionnel revendiqué par l’enseignement confessionnel, puisqu’il ne remplit AUCUN des critères caractéristiques d’un service public organique.
Le succès de ces écoles serait-il dû au sentiment religieux de la population ou s’agit-il plutôt d’une supercherie consistant, pour les écoles religieuses à statut « public fonctionnel », à camoufler leur propre identité ? On peut se poser la question. Car il est difficile de comprendre le succès d’une école dont les spécificités seraient clairement affichées, auprès d’un public fortement attaché à d’autres valeurs religieuses – ou laïques. Une explication pourrait résider dans l’hypothèse selon laquelle les origines religieuses de l’école choisie n’auraient plus aucune influence sur la vie scolaire et l’enseignement. Le discours de certains enseignants de ce réseau va dans ce sens, de même que les déclarations constitutives du réseau qui ne citent en exemple que les vertus évangéliques qui font socialement consensus. Dès lors, ce serait la liberté d’enseigner qui assurerait ce succès et non plus son caractère religieux (2).
Quoi qu’il en soit, compte tenu de l’importance du financement public de ces institutions, la présence d’un mandataire public indépendant chargé de veiller au respect de l’intérêt général, qui en répond sur son mandat, s’avère absolument indispensable.
De l’intérêt d’un réseau unique
Tout droit reconnu par la loi doit être garanti par le pouvoir exécutif – auquel il revient de créer les outils nécessaires à sa mise en pratique. Parmi les droits éligibles à ce statut, seul l’enseignement semble faire exception à la règle. La solution ? Doter l’école d’un statut unique. Le réseau unique permettrait de revenir à une saine gouvernance où chacun se verrait attribuer un niveau de compétence, depuis les orientations générales définies par le législateur jusqu’à l’autonomie pédagogique des enseignants dans la réalisation des objectifs. Ce retour à l’unité du système devra obligatoirement s’accompagner de la disparition du caractère religieux au profit du pluralisme le plus large et le plus impartial, dans le respect inconditionnel de la diversité. En effet, un service public ne peut favoriser une théorie religieuse particulière.
Comment débloquer la situation ?
L’efficacité de l’enseignement officiel aura tout à gagner au développement de synergies et de complémentarités à tous les niveaux d’intervention. La solidarité qui en découle est un principe qui peut fonder un vrai pluralisme de l’école publique. Il s’agit d’une valeur à mettre en exergue dans le cadre de l’éducation à la citoyenneté. De même, une autre caractéristique fondamentale de l’enseignement public est le projet démocratique, auquel participent tous les acteurs (enseignants, parents, grands élèves, personnel…). La création d’une plate-forme unique, lieu d’échange entre toutes les composantes de l’enseignement officiel, permettrait d’harmoniser les points de vue et de dégager les axes d’une politique cohérente et bénéfique au service public d’éducation.
Ce qui pose évidemment la question de la légitimité démocratique des pouvoirs organisateurs de l’enseignement privé. L’octroi du label « public fonctionnel » de ces écoles (et leur subventionnement intégral par les budgets publics) ne devraient-ils pas impliquer un mode de désignation démocratique de leurs pouvoirs organisateurs ?
La concurrence actuelle, entretenue aux frais de la collectivité et présentée dans le cadre d’un service public, est aussi aberrante qu’onéreuse. Les économistes nous rappellent régulièrement l’intérêt de réunir les élèves de sections similaires réparties actuellement dans des établissements distants parfois de quelques centaines de mètres à peine, et qui se les disputent. L’application d’un statut unique des enseignants pourrait permettre enfin l’emploi rationnel d’un personnel totalement rétribué aujourd’hui par les finances publiques. Il est cependant évident que cette avancée n’est envisageable qu’après que tous aient souscrit au modèle pluraliste d’un véritable service public et donc à la disparition de l’appel à l’évangélisation comme base particulière de l’éducation.
La neutralité du service public doit être généralisée, toute intrusion d’une hiérarchie religieuse étant écartée, de même que toute référence aux valeurs d’une religion particulière si ce n’est éventuellement dans le cadre de cours philosophiques en fonction du choix des familles.
Egalité et gratuité
Dans les enquêtes internationales qui comparent les performances scolaires des jeunes, les pays qui réussissent le mieux ont toutes opté pour un système public, décentralisé jusqu’au niveau municipal. L’unité des objectifs et des moyens financiers est assurée par le pouvoir central qui contrôle également les résultats. Les communes gèrent au mieux, dans l’intérêt général. La palme démocratique revient incontestablement au système québécois qui confie la gestion territoriale de l’enseignement obligatoire à des commissions scolaires élues au suffrage universel, qui engagent contractuellement des conseillers pédagogiques dont le mandant est limité dans le temps.
Il est à noter que, dans les pays du Nord de l’Europe, la gratuité est totale, y compris les fournitures scolaires, les repas pris à l’école et les voyages scolaires, établissant ainsi une véritable égalité entre les élèves. En effet, les contributions des familles se font intégralement via l’impôt, au prorata de leurs revenus. Pour garantir un enseignement équitable de chacun en fonction de ses capacités et non de ses moyens, la gratuité doit être la règle absolue.
Quelle obligation pour quel enseignement ?
Le souci d’atteindre le seuil minimal de compétences à la fin de l’obligation scolaire est partagé par toutes les nations modernes – même si les critères en vertu desquels ces compétences sont estimées peuvent varier. Le problème est toutefois rendu délicat chez nous en fonction de la durée de cette obligation jusqu’à 18 ans. Là où d’autres pays visent cet objectif au travers d’une école unique de base, il est, en Belgique, impossible de concevoir un système constitué d’un seul tronc commun. Des réorientations s’imposent avant ce terme. N’interviennent-elles pas trop tôt dans le cursus scolaire ?
Il serait donc souhaitable de déterminer le degré à partir duquel on peut considérer que l’éducation commune a atteint ses objectifs (en termes de culture générale notamment). Et partant, l’âge à partir duquel l’élève peut intégrer des filières d’orientation professionnelle. Cette problématique mériterait une réflexion plus profonde que celle qui a présidé jadis à la prolongation de la scolarité obligatoire. Il nous semble que la formation qui prépare l’élève à choisir librement et en toute connaissance de cause le chemin de sa vie d’adulte est l’une des missions essentielles de l’école.
Du contrôle et de l’autonomie
Les établissements privés et les institutions publiques sont gérés de façon fondamentalement différente. Le niveau de décision, les procédures à respecter, les justifications à fournir, le respect des règles démocratiques, tout cela constitue des garanties dont le service public s’honore et dont il ne peut s’exonérer. La notion d’intérêt général qui caractérise le service public exige, que toute décision impliquant un changement sait précédée de longues périodes de maturation. Une institution libre, même si elle est aujourd’hui soumise à des règles édictées par la loi, a moins de comptes à rendre à la collectivité ; elle bénéficie dès lors d’une plus grande souplesse de gestion, d’une rapidité d’exécution qui contribue à son image d’efficacité. Rapprocher les réseaux impose donc de rapprocher les modes de gestion si l’on veut que les offres soient équitables.
S’il paraît indispensable d’organiser le fonctionnement des établissements libres de manière telle qu’un mandataire public au moins puisse y veiller au respect de l’intérêt général (voir supra), il semble tout aussi indispensable de redéfinir les rôles des acteurs dans le service public. Les écoles officielles mériteraient de disposer d’une plus grande autonomie donnant à chaque établissement la responsabilité d’affecter à sa guise les moyens dont il dispose, de poser ses choix pédagogiques, d’entretenir les contacts avec l’extérieur. Quant à la répartition des moyens, elle reste évidemment l’apanage de l’élu qui répond de cette gestion sur son mandat, de même que la validation des choix, la recherche de l’équité dans l’attribution des moyens, la désignation des directions et la défense de l’outil au sein des assemblées démocratiques. Il convient d’être clair sur ces sujets dans la mesure où la confusion des rôles peut nuire au bon fonctionnement du système. Un système qui doit assurer sa pérennité par une réflexion interne aux réseaux officiels afin d’appréhender les évolutions de la situation et d’y faire face le plus efficacement possible.
Renforcer la cohérence du système.
Le système éducatif complexe que nous connaissons actuellement s’est construit sur des bases aujourd’hui estompées. Par contre, les législations sur lesquelles reposent les antagonismes qu’on voudrait dépasser subsistent. D’autres groupes idéologiques pourraient s’en emparer et compliquer encore davantage la donne ! C’est pourquoi il est urgent que le système évolue vers un pluralisme véritable et vers la cohérence qui lui manque.
On sait que certain redoutent de perdre leur identité (ou leurs prérogatives) dans une telle évolution ; a cet égard, il convient d’affirmer que l’objet cette crainte relève davantage de la vie privée et familiale que d’une structure sociale particulière. Le temps consacré à l’école aux « cours philosophiques » suffit largement à assurer la part de racines, de croyance auquel il estime avoir droit. Le reste du temps sera bien plus utilement consacré au partage et à l’échange pluralistes, la découverte de l’autre au travers de la vie commune, etc.
C’est vers cette évolution que l’école doit aller, si elle veut reconquérir une place, une aura, une considération, une efficacité qu’elle est en train de perdre et qu’elle doit revendiquer. Pour y parvenir, nul doute qu’un usage plus rationnel des moyens doit être possible.
On note d’ailleurs avec plaisir que des rapprochements se dessinent là où les conflits de jadis s’estompent. L’existence de ces conditions offre une chance de hausser le niveau d’efficacité du système éducatif et de rendre à l’école l’importance sociale qu’elle est en train de perdre. Les enjeux sont essentiels et engagent à ce point l’avenir qu’ils ne peuvent laisser personne indifférent.
Bien entendu, il ne fait pas de doute que cette évolution ne peut s’accomplir qu’en s’inspirant des valeurs de pluralisme, de tolérance et de liberté. Valeurs qui sous-tendent la laïcité politique et qui ne sauraient poser problème à quiconque de raisonnable. Prendre la direction inverse serait aller à contre-courant de l’évolution du monde et ouvrir les portes à toutes les dérives identitaires. Aucune personne sincèrement préoccupée de la bonne éducation de nos enfants, quelles que soient ses conceptions philosophiques, ne peut s’opposer à un tel projet.
Motivé et objectif
Pour conclure sur une perspective optimiste, il est bon de rappeler que la majorité des pays dont le système éducatif est aujourd’hui cité en exemple ont réalisé de grandes réformes de leur système scolaire au cours des cinquante dernières années.
Tous en ont longuement débattu au plus haut niveau politique avant de s’engager et tous ont ensuite consenti les efforts nécessaires pour convaincre et transformer mentalités et méthodes en vue de la réalisation d’objectifs clairs.
Il devrait être possible de lancer une telle réflexion parlementaire en communauté française de Belgique. Ceux qui en prendront l’initiative, malgré les difficultés de l’entreprise, laisseront clairement entendre leur souci motivé et objectif de préparer l’avenir de notre société.
(1) Faculté de s’adapter aux changements.
(2) On sait aussi qu’il règne une croyance selon laquelle l’enseignement catholique serait « supérieur » – car élitiste – et mieux « encadré » que l’enseignement officiel.