Guy Vlaeminck,
Président du Cedep
Ce texte a été élaboré avec la collaboration des dix associations membres du Cedep (1).
Introduction
L’absence de cohésion au sein de notre système éducatif est patente.
Construit sur le principe de la liberté d’enseigner, l’institution manque singulièrement d’unité dans la poursuite d’objectifs cependant imposés à tous par décret. L’égalité reprise depuis 1989 dans la Constitution a renforcé davantage encore l’émiettement du système au point que les résultats s’en ressentent globalement et compromettent gravement l’efficacité du système et l’avenir de la société. La fraternité qui devrait assurer l’unité du système fait cruellement défaut et les relations entre écoles et entre pouvoirs organisateurs sont frappées au sceau d’une concurrence bien plus féroce que ce que l’on pense généralement.
Les diverses associations concernées ont consacré de longues heures de discussion à ce sujet. Le présent texte est le reflet de ces échanges.
Les voies de l’indispensable évolution exigées par la situation actuelle sont multiples et certaines ne sont vraisemblablement même pas évoquées dans le présent document.
L’objectif du texte est essentiellement de provoquer la réflexion sur un problème fondamental qui a été historiquement l’un des combats fondateurs de la laïcité dans le pays. L’évolution vers une plus grande cohérence, souhaitée aujourd’hui par une large tranche de la population, ne pourra se réaliser que progressivement, en effaçant les innombrables barrières qui séparent les éléments de notre système éducatif.
Aussi, nous serions particulièrement heureux d’enregistrer toutes les remarques, propositions ou opinions qui pourraient éclairer le débat et rendre l’Ecole plus unitaire dans la poursuite de sa mission.
Toute contribution personnelle ou collective peut être adressée à Bernadette Schyns, chargée de missions au Centre d’action laïque – tél. 02/627.68.10 – bernadette.schyns@laicite.be
L’éducation est un droit reconnu par la législation belge. Cette disposition fondamentale que notre pays partage avec toutes les nations modernes exige des outils qui doivent être d’autant plus importants chez nous que l’obligation scolaire s’étale sur 12 années, jusqu’à 18 ans, et que bon nombre de jeunes citoyens la prolongent au-delà.
Les systèmes scolaires répondent, avec plus ou moins de succès, à cette importante mission. L’une des responsabilités des gouvernements est d’en accroître l’efficacité et de garantir l’avenir. Mission plus délicate qu’il ne paraît car le domaine est complexe et les acteurs particulièrement nombreux, surtout en Communauté française : élèves, étudiants, enseignants, parents, pouvoirs organisateurs, réseaux d’écoles, syndicats, mouvements d’éducation, formateurs divers… Au sein d’une démocratie qui cultive la tradition du consensus, cette complexité peut parfois faire obstacle à l’efficacité du travail politique.
Les enquêtes internationales qui classent les performances moyennes des élèves donnent des résultats contrastés dont l’origine peut être attribuée, en partie, à l’importance que revêt l ‘Ecole au sein du dispositif socio-politico-économique de la Nation considérée. Nul doute que la qualité de la relation qui unit l’ensemble des acteurs du système soit déterminante, tout autant que la définition claire du rôle de chacun. Aux orientations générales fixées par le législateur et accompagnées des moyens nécessaires doit répondre, idéalement, une adhésion forte du personnel enseignant ainsi qu’une volonté affirmée des élèves soutenues par une réelle motivation des parents. Pour tout observateur réaliste de l’évolution de la Communauté française, ces conditions sont rarement réunies, ce qui justifie sans doute partiellement les faiblesses des résultats enregistrés par nos élèves. Parents, élèves, étudiants, enseignants entretiennent plus fréquemment des relations d’indifférence – voire de réelle opposition – que de partenariat. L’Ecole, bien souvent, manque de sens aux yeux des acteurs, et donc l’importance de l’institution leur échappe. De plus, il existe entre réseaux, pouvoirs organisateurs et écoles une concurrence âpre, exacerbée encore par le calcul du financement en fonction du nombre d’élèves. Le principe constitutionnel de liberté d’enseigner a engendré un challenge permanent qui, en dispersant les forces, nuit aujourd’hui à l’harmonie de l’ensemble.
Cette liberté figure cependant dans notre Constitution depuis sa toute première version (1831). Elle était, à l’époque, accompagnée d’une mesure qui stipulait que » l’enseignement financé par l’Etat est réglé par la loi« . On pouvait donc conclure qu’à côté d’un enseignement officiel répondant à la loi existait un enseignement libre pédagogiquement, administrativement et financièrement indépendant. La situation a bien évolué depuis, puisque cette disposition a disparu du texte au profit de la notion d’égalité se soldant par une importante intervention financière de la Communauté française dans les frais de l’ensemble des écoles. Conformément à la loi, cette intervention ne pourra que progresser encore à l’avenir pour arriver sans doute à l’équilibre complet. Simultanément, les Pouvoirs organisateurs ont certes vu leur autonomie cadrée par la loi. Il n’empêche que la liberté constitutionnelle n’est pas vide de sens et que chaque concession est âprement négociée dans le cadre général d’une distinction » enseignement neutre/enseignement religieux » qui, dans la réalité, devient cependant de moins en moins évidente.
Les faits confirment cette situation. Ainsi, les voix de quelques intellectuels ( pas uniquement des économistes ) se sont déjà élevées en faveur de la suppression des réseaux. Une organisation syndicale la revendique de manière récurrente. Des institutions universitaires aux attaches philosophiques affirmées transcendent leurs oppositions pour organiser des cursus communs. Plus aucun parti politique n’ose ouvertement aborder la question des réseaux. Le parti catholique qui fut le dernier à enfourcher ce cheval de bataille, en transformant son sigle, se voit tenu de modifier son discours : les valeurs humanistes et démocratiques peuvent difficilement demeurer l’apanage d’une religion particulière.
Le public lui-même ne semble plus établir de distinction. Il suffit, pour s’en convaincre, de comparer, tant par le volume que par la composition, la population des écoles catholiques à celle qui participe aux cérémonies religieuses. Ce n’est plus le caractère spécifiquement religieux d’une école qui attire son public. Bien au contraire, plus ce caractère s’estompe et plus cette école semble connaître le succès. La désignation récente d’un directeur général laïc à la tête du réseau peut être interprétée comme un signe positif en ce sens.
La lente évolution à laquelle nous assistons et qui multiplie les formes de coopération entre écoles de réseaux différents est certes positive aux yeux de tous ceux qui pensent qu’une harmonisation de notre système éducatif s’impose. Toutefois, le poids excessif dans l’évolution du système d’une école qui tient la définition de sa mission et ses directives éducatives d’une autorité ecclésiastique désignée dans une opacité bien éloignée de la transparence démocratique, reste fort inquiétant.
Bien que le combat se soit largement apaisé, les associations qui militent pour une école ouverte, neutre, pluraliste à l’image de l’évolution souhaitable pour notre société, constatent avec inquiétude le poids important que l’Église parvient encore à y exercer notamment par le truchement de l’institution scolaire qu’elle domine toujours largement.
Face à cette réalité, le discours politique semble parfois surréaliste. L’idée des bassins scolaires, par exemple, toute rationnelle qu’elle soit, est incompatible avec le clivage actuel.
Notre souci n’est nullement de relancer une guerre scolaire qui, sans doute, trouverait peu de combattants, mais bien de faire évoluer l’ensemble du système vers plus de cohérence, de pluralisme et de transparence démocratique.
1. Analyse de la situation
Pour tout observateur peu averti, la complexité actuelle de notre système éducatif en fait une structure surréaliste.
Résumons:
– de multiples pouvoirs organisateurs indépendants, construits autour du principe constitutionnel de la liberté d’enseigner et donc fort chatouilleux au plan de leur autonomie ;
– des statuts différents (public/privé) pour un personnel cependant directement rétribué par la Communauté ;
– des regroupements volontaires en réseaux parallèles concurrents dont le dénominateur commun est généralement une conception philosophique particulière de la vie qu’il convient de faire triompher
– un ministre responsable à la fois d’un réseau d’écoles et du financement de l’ensemble du système
– un mode de financement des écoles variant, d’année en année, en fonction du nombre d’élèves inscrits dans l’établissement à une date déterminée ;
– des décisions politiques générales prises au consensus dans des négociations où le gestionnaire politique du secteur ne représente pas le poids le plus lourd, les grandes répartitions du financement relevant d’accords politiques au plus haut niveau ;
– des enseignants dont le titre et la compétence officiellement reconnus, en l’absence d’une formation continuée qui permettrait leur requalification, peuvent bloquer toute évolution de l’offre d’enseignement dans un établissement, essentiellement dans les filières qualifiantes.
– …
La multiplication des pouvoirs organisateurs qui reposent sur le principe de liberté débouche sur un paysage scolaire caractérisé par une extraordinaire parcellisation des responsabilités entretenues aux frais de la collectivité. Certes, ces pouvoirs se sont rassemblés en réseaux qui sont leur porte-parole mais il n’empêche que chacun peut se revendiquer légalement de son autonomie. Ce qui n’est pas interdit est donc permis.
La concertation entre réseaux, qui est la règle actuelle, subit démocratiquement l’effet des forces en présence. Celui qui est le plus peuplé pèse forcément le plus lourd. Comme, de plus, dans le cas présent le confessionnel n’a plus véritablement de courroie politique privilégiée, les responsables de ce réseau pèsent lourdement sur les décisions tout en n’assumant pas la responsabilité politique de leurs choix.
Un tel mode de gouvernance n’est sans doute pas isolé. Rappelons toutefois qu’il s’agit ici d’un domaine prioritaire pour l’ensemble de la société et de son avenir. La responsabilité politique y est donc fondamentale. C’est d’ailleurs la collectivité qui prend virtuellement tout le financement du système en charge ;
Il n’est donc pas aisé, dans de telles conditions, de définir des stratégies communes et moins encore de les faire appliquer
Le système offre cependant l’image d’une certaine harmonie. Des décrets semblent couvrir et régler l’ensemble. La vérité reste cependant bien éloignée de cette image consensuelle. Il suffit, pour s’en persuader, de distinguer dans la plupart de ces décrets les parties qui concernent l’ensemble du dispositif scolaire de celles qui sont propres aux réseaux. Le décret définissant le rôle de la direction ainsi que son mode de désignation est particulièrement éloquent à cet égard.
Il demeure qu’il semble difficile de sortir de cette logique en fonction de l’une des dispositions les plus anciennes de notre Constitution très largement approuvée, par ailleurs, au Nord du pays. Une évolution cependant s’impose. Elle pourrait s’inspirer d’orientations telles que :
– la création d’une plate-forme unique, lieu d’échange entre toutes les composantes de l’enseignement officiel, susceptible d’harmoniser les points de vues et de dégager les axes d’une politique cohérente et bénéfique au service public d’éducation ;
– la distinction entre le Pouvoir organisateur de la Communauté française et le pouvoir normatif et subventionnant;
– l’évaluation des résultats fixés par décret tels que l’éducation citoyenne ou le développement d’une société interculturelle et pluraliste ou, encore, la formation des enseignants à la neutralité propre à l’enseignement public ;
– …
De telles mesures pourraient fournir au système éducatif public une cohérence qui lui fait cruellement défaut.
Le fonctionnement actuel ne satisfait nullement ceux qui se préoccupent de l’avenir interculturel et démocratique de notre société. Le poids de l’enseignement confessionnel est surfait par rapport à l’importance sociale de la religion et influence trop lourdement l’évolution du système. La défense des conceptions partagées par une partie de la population ne peut influencer à ce point la prise en charge des besoins de tous.
2. Une évolution s’impose
Il serait certes possible de se satisfaire du modèle complexe de notre système éducatif si les performances que l’on est en droit d’en attendre étaient satisfaisantes. Ce n’est pas le cas et, sans crier à la catastrophe, il faut bien admettre que les résultats enregistrés par nos jeunes dans les enquêtes internationales ne sont guère brillants. La comparaison avec nos compatriotes du Nord est inquiétante. Nous partagions cependant avec eux des structures identiques jusqu’en 1989. La situation est d’autant plus interpellante.
Les justifications apportées à l’appui du maintien du système actuel frôlent l’irrationnel. Si l’enseignement public est aujourd’hui neutre par décret, l’enseignement catholique prétend pratiquer un » pluralisme situé » ainsi qu’une ouverture à tous. Traduit en clair, puisqu’il s’agit de faire partager des principes propres à une religion particulière, cela correspond à un pluralisme de recrutement suivi d’une évangélisation étroitement mêlée à l’éducation. La stratégie est relativement claire mais son hypocrisie n’échappe à personne. Elle devient aberrante lorsqu’il s’agit, par exemple, d’appliquer le décret qui prévoit une formation à la neutralité, y compris dans les institutions confessionnelles, préalable à tout engagement dans l’enseignement officiel. Sans doute s’y borne-t-on à montrer que, dans un pluralisme véritable, les pôles autour desquels les citoyens se regroupent sont multiples et méritent d’être tous respectés. Comment toutefois faire saisir cela dans une institution vouée tout entière à une doctrine bien particulière ? Comment transmettre cela en 20 heures de cours alors que l’étudiant baigne depuis 18 années au moins dans un milieu qui s’efforce de lui communiquer des vérités révélées ? Pour tout être raisonnable cela tient de l’attrape-nigaud ou du dédouanement à bon marché. Une tolérance construite sur de tels fondements n’est forcément pas très solide et ne met nullement l’enseignement public à l’abri de quelques dérapages dangereux. Sans doute est-ce pour cette raison que le législateur a prudemment prescrit une neutralité frileuse plutôt qu’une laïcité clairement pluraliste.
Par ailleurs, accepter qu’une formation en 20 heures soit susceptible d’équilibrer un discours et un environnement de plusieurs années laisse supposer que l’évangélisation, caractéristique principale de l’enseignement confessionnel, manquerait aujourd’hui singulièrement d’efficacité (2). Dès lors, on est en droit de se poser la question de l’utilité de cette fonction discriminatoire et de sa prise en charge par la collectivité, à moins qu’elle ne dissimule sous ce couvert la simple volonté de sauvegarder le maximum d’autonomie ?
L’école publique, elle non plus, n’est pas complètement à l’abri de critiques. Le choix obligatoire d’une option philosophique (cours de religion et de morale), qui date du pacte scolaire, relève également de la théorie du « pluralisme situé ». Néanmoins, le partage d’une expérience scolaire commune en dehors des 2 périodes consacrées à ces cours constitue un brassage dont l’école confessionnelle ne peut incontestablement pas se revendiquer. L’école officielle pourrait vraisemblablement améliorer encore, à cet égard, son image de service public ouvert. Le fait qu’il s’agit-là du principe qui le caractérise devrait pousser l’enseignement public à évoluer sur ce terrain.
3. Service public organique / Service public fonctionnel
Les caractéristiques d’un service public sont bien connues. Le principe de continuité doit en assurer la régularité du fonctionnement. La mutabilité doit viser, en permanence, l’intérêt général. L’égalité des usagers doit garantir l’impartialité du service et donc le respect des différences.
En reconnaissant à l’enseignement libre le caractère de service public fonctionnel, la Cour d’Arbitrage a estimé vraisemblablement qu’il approchait ces définitions. Qu’en est-il ?
L’égalité des usagers n’est incontestablement pas garantie. Les textes en vigueur déclarent certes que cet enseignement est ouvert à tous, même aux incroyants. Mais le refus légitime de tout parent d’inscrire son enfant dans un système éducatif évangélisateur constitue bien une raison suffisante pour estimer, en qualité d’athée ou d’agnostique, ou de pratiquants d’une autre religion, que l’on s’y sentirait victime d’une discrimination insoutenable. En référence à ce principe, il faudrait, pour le moins, que l’enseignement confessionnel abandonne, en un premier temps, l’étiquette derrière laquelle il s’abrite pour devenir réellement pluraliste et soucieux du respect de toutes les convictions. Sauf à admettre que la religion catholique soit la seule à posséder une dimension universelle, ce premier principe ne peut être reconnu aux établissements confessionnels. A l’exemple de l’enseignement officiel, il faudrait, pour le moins, organiser des cours des différentes religions reconnues, avec le souci de les respecter toutes de manière équivalente et en les faisant contrôler par l’inspection compétente. Même si ces conditions étaient réunies, une légitime suspicion continuerait à s’exercer sur une telle institution aussi clairement cataloguée.
Il en est de même pour le principe de mutabilité. La mutabilité doit viser à l’intérêt général en s’adaptant à l’évolution des besoins et des moyens. Difficile de répondre à l’intérêt général quand on admet, par sa dénomination même, se placer au service d’une doctrine partagée par une partie seulement de la population.
Enfin, le principe de continuité n’est pas plus assuré. Les exemples sont rares mais une école libre peut parfaitement mettre un terme, à n’importe quel moment, à ses activités ou les délocaliser sans autorisation préalable.
Il n’est donc pas excessif de parler, à son égard, d’un service public fonctionnel pour le moins atypique, ne remplissant AUCUN des critères propres d’un service public organique. En se prononçant comme elle l’a fait, la Cour d’Arbitrage a vraisemblablement reconnu le succès de l’institution et, dès lors, avancé qu’elle contribuait implicitement à assurer le droit à l’éducation. On peut cependant légitimement se poser la question de savoir dans quelle mesure ce succès ne répond pas à une supercherie consistant à camoufler sa propre identité ? Il est difficile, dans le cas contraire, de comprendre le succès d’une école avançant de tels principes, dans des milieux fortement attachés à d’autres religions ? A moins de ne voir dans cette situation que l’adhésion purement formelle à une structure religieuse qui n’aurait plus aucune influence sur la vie scolaire proprement dite. Le discours de certains enseignants de ce réseau permet de supposer qu’il pourrait bien en être ainsi, de même que les déclarations constitutives du réseau qui ne citent habilement en exemple que les vertus évangéliques qui font socialement consensus. Dans un cas comme dans l’autre, il serait bien nécessaire de jeter le masque et de parler franc.
Il est enfin un élément qui ne peut être passé sous silence. Il s’agit de la garantie apportée par le mandataire élu de l’usage des fonds publics en faveur de l’intérêt général. Dans tout service public cette présence est réelle et le mandataire répond dès lors, sur son mandat, de la manière dont l’institution est gérée pour le plus grand profit de tous. Au vu de l’importance du financement public des institutions catholiques, il serait hautement nécessaire qu’une telle procédure se mette en place et soit généralisée.
4. Les conditions d’un statut unique des écoles
Tout droit reconnu par la loi doit être garanti par le pouvoir exécutif. Dans la plupart des cas, l’exécutif prend lui-même cette mission en charge et s’emploie à en faire évoluer le fonctionnement de manière optimale. Le droit à la sécurité, à la défense, à la justice sont totalement assumés par des membres des gouvernements et leurs services. Il n’y a vraiment que le droit à l’éducation qui fasse exception à cette règle, dans la foulée de la liberté de culte dont il est, par ailleurs, la conséquence.
Doter l’école d’un statut unique serait donc revenir à une forme de saine gouvernance où chacun se verrait attribuer un niveau de compétence. Au législateur d’arrêter les objectifs généraux, les moyens financiers, les règles de fonctionnement, les éventuelles discriminations à respecter au nom du principe d’égalité. A l’équipe éducative de définir la méthode, les moyens de parvenir à ces buts, en fonction du type de population, des ressources locales, de la sensibilité de l’équipe. Aux pouvoirs intermédiaires à réguler le fonctionnement des établissements sur leur territoire, à recruter le personnel, à veiller au meilleur usage des moyens au nom de l’intérêt général. Aujourd’hui déjà, les avantages sociaux dont bénéficient les écoles libres devraient être contrôlés par les pouvoirs communaux et provinciaux subventionnants. Il ne serait donc nullement excessif d’exiger la présence de mandataires publics au sein des Conseils d’administration de tous les pouvoirs organisateurs indistinctement et de les charger de veiller au bon fonctionnement de l’ensemble. Le modèle serait identique pour tous, ce qui semble bien légitime dans le cadre d’un service dû à l’ensemble de la population et dont l’importance pour l’avenir de nos sociétés n’échappe incontestablement à personne.
Au plan des philosophies qui président aux projets de l’école, il semble évident que le caractère religieux devrait s’estomper au profit de l’ouverture la plus large et la plus impartiale et du respect de la diversité. Un service public ne peut favoriser une théorie religieuse particulière sous peine d’introduire la notion de « religion d’Etat », contraire à toute la tradition législative du pays.
Ces mesures seraient susceptibles de donner plus de cohérence à notre système scolaire. Leur application devrait être contrôlée par des équipes d’inspecteurs dont l’impartialité ne pourrait être mise en cause. La pénalisation des refus d’inscription, par exemple, la transgression des décrets concernant la neutralité ou ceux définissant la mission de l’école (préparer à une société pluraliste, interculturelle et démocratique) pourraient alors être mise en œuvre.
5. Avantages d’une véritable collaboration
Les instances de coordination entre réseaux sont nombreuses : conseils généraux de divers niveaux, quelques éléments de formation continuée, un conseil de l’éducation et de la formation… Loin d’être des modèles d’unité, ces organes jouent essentiellement un rôle d’équilibre entre les réseaux dans l’application des mesures décrétales. Il est généralement rappelé dans la définition de leur mission que ce rôle est essentiel et que leur action se limite à l’avis, parfois assorti d’un pouvoir d’initiative auquel le politique n’est d’ailleurs nullement tenu de se conformer et qui, au vu de leur composition, reste très hypothétique. Ce modèle qui pourrait laisser penser à une soupape de sécurité plutôt qu’au reflet d’une volonté d’évolution pèche cependant par un important travers : il réunit dans un travail de réflexion des instances qui restent fondamentalement concurrentes et dès lors divisées au plan des intérêts. Il en résulte, de part et d’autre, une autocensure permanente dans les propos échangés, car on ne critique pas son propre camp devant les représentants du camp d’en face. Il s’agit donc d’instances de réflexion certes intéressantes mais débouchant surtout sur des consensus équilibrés et non sur des stratégies générales et mobilisatrices. La lecture des décrets récents illustre le phénomène en regroupant, sous un intitulé qui semble unificateur des mesures particulières qui sont différentes selon le réseau auquel elles s’adressent. On semble avancer dans la même direction mais en suivant chacun sa voie, en protégeant des intérêts particuliers, en tentant de rester plus attractif que le voisin. Pas de place, dans un tel paysage pour des projets véritablement novateurs et mobilisateurs qui permettraient de rehausser le niveau général des performances scolaires de nos jeunes.
Cette difficulté d’harmoniser notre enseignement est bien réelle et le contrat stratégique de notre ministre actuelle, Mme ARENA en témoigne. Un contrat se conclut généralement entre deux partenaires au moins qui consentent à œuvrer à un objectif commun. Nul doute que les obstacles rencontrés dans leur réalisation trouvent, en partie, leur origine dans l’existence de courants contradictoires et d’intérêts divergents au sein du système. L’extraordinaire débauche publicitaire préalable à la rentrée scolaire reflète bien cette situation. Lorsqu’on connaît la dimension des difficultés financières du secteur, on ne peut qu’être sidéré par cette course insensée et ruineuse.
La concentration du pouvoir de décision en un lieu n’apparaît pas plus comme la solution idéale. Il faudrait lui préférer sans doute une meilleure répartition des compétences où les pouvoirs publics joueraient un rôle déterminant.
La concurrence actuelle entretenue aux frais de la collectivité et présentée dans le cadre d’un service public est aberrante et onéreuse. Les économistes nous rappellent régulièrement l’intérêt qu’il y aurait à réunir les populations de sections similaires réparties actuellement dans des établissements distants parfois de quelques centaines de mètres seulement et se disputant l’élève. L’application d’un statut unique des enseignants pourrait permettre enfin un emploi rationnel d’un personnel totalement rétribué aujourd’hui par les finances publiques. Il est cependant évident que cette avancée n’est envisageable qu’après que tous aient souscrit au modèle pluraliste d’un véritable enseignement public et donc à la disparition de l’appel à l’évangélisation comme base particulière d’éducation. La neutralité du service public doit être généralisée toute intrusion d’une hiérarchie religieuse étant écartée de même que toute référence à des valeurs d’une religion particulières si ce n’est éventuellement dans le cadre de cours dits d’option philosophique, ce qui est évidemment incompatible avec la référence générale à une religion particulière.
C’est toute la répartition des compétences et des responsabilités en matière d’éducation qu’il convient de redistribuer en attribuant, c’est prioritaire aujourd’hui, un renforcement de la présence effective, du pouvoir d’intervention et du pouvoir de contrôle des mandataires publics au service de l’intérêt général, leur mandat étant démocratiquement remis en cause à chaque consultation populaire.
6. Quelques repères hors frontières
Puisque les temps sont aux enquêtes internationales qui comparent les performances scolaires des jeunes, les regards convergent naturellement vers ces nations qui se hissent en tête de classement. Ceci nous invite à détourner notre attention de ce voisin du sud qui fut longtemps un exemple pour nous et qui le reste d’ailleurs au travers des travaux des éminents chercheurs et des remarquables penseurs qui s’expriment dans notre langue et continuent d’éclairer la voie de l’évolution pédagogique. Malgré la valeur d’exemple que garde encore, à bien des égards l’école républicaine, ce système éducatif semble ne pas avoir pu évoluer dans un sens satisfaisant. Toutefois, avant de lui tourner le dos, relevons que lui aussi se trouve opposé un enseignement libre confessionnel qui croît en importance. Avec un bémol important toutefois : le contrat qui lie cette école à la République est d’une nature différente de celui qui existe chez nous. Ici, il ne s’agit pas de sauvegarder uniquement des intérêts particuliers au travers d’âpres négociations mais bien d’obtenir les résultats fixés et vérifiés notamment au travers d’épreuves nationales telles le BEP ou le BAC.
Mieux vaut se tourner plutôt vers les pays du Nord de l’Europe, vers la Province de Québec aussi ou encore nos voisins de Flandre qui se classent bien mieux que nous. La caractéristique commune à tous ces systèmes semble bien résider dans des approches résolument modernes, diminuant autant que possible le rôle sélectif de l’école au profit d’une valorisation de chacun au travers d’un système dont l’unité est remarquable. Pas toujours dans un sens qui convient aux laïques d’ailleurs. Ainsi, en Flandre, une très large tranche de la population se trouve dans l’enseignement confessionnel ou dans des écoles officielles de caractère confessionnel. Cette unité est donc fort éloignée de celle que nous souhaitons, mais cependant elle existe. Il en va de même pour les pays scandinaves où la religion protestante luthérienne majoritaire a rang de religion d’Etat bien que des mouvements se dessinent au niveau le plus élevé pour s’ouvrir au pluralisme. Le Québec aussi dispose d’un enseignement public largement inspiré des valeurs chrétiennes. Tous ces systèmes cependant présentent une très grande unité et donc, à la fois, plus de facilités dans les décisions et d’unanimité dans l’application de celles-ci.
A l’exception de la Flandre, tous ces pays ont opté pour un système public décentralisé jusqu’au niveau municipal. L’unité des objectifs et des moyens financiers est assurée par le pouvoir central qui contrôle également les résultats. Les communes gèrent, au mieux, dans l’intérêt général. La palme démocratique revient toutefois au système québécois qui confie la gestion territoriale de l’enseignement à de commissions scolaires élues au suffrage universel qui embauchent contractuellement des conseillers pédagogiques dont le mandat est limité dans le temps.
Un aspect important pour les familles est la gratuité d’accès à l’enseignement obligatoire pour tous les élèves. Imposée par notre Constitution, il faut bien constater qu’elle est loin d’être complète en Belgique et que les frais scolaires réclamés aux familles pèsent évidemment fort lourd dans les budgets des familles défavorisées.
Il est à noter que dans les pays du Nord de l’Europe, la gratuité est totale, y compris les fournitures scolaires, les repas pris à l’école et les voyages scolaires , établissant ainsi une véritable égalité entre les élèves, les contributions des familles se faisant intégralement via l’impôt, en proportion de leurs revenus.
A l’opposé, les familles américaines reçoivent une allocation minimale leur permettant d’inscrire leurs enfants dans les écoles publiques tout en ayant la liberté d’y ajouter les montants complémentaires nécessaires pour les inscrire plutôt dans une école privée de leur choix. Dans une société ou l’égalité des chances des adultes fait partie du » rêve américain « , ce système est le plus inégalitaire qui soit pour ce qui concerne les chances de réussite scolaire des enfants.
Si nous voulons que le niveau d’éducation de chaque enfant soit fonction de ses propres capacités et non du niveau de revenu de ses parents, ce qui est possible dans les pays du Nord, il n’y a aucune raison que ce ne soit pas possible chez nous.
7. Enseignement obligatoire / Enseignement supérieur
Le premier devoir de la Communauté est de veiller à doter chaque jeune du bagage minimum indispensable pour réussir sa vie. Cette notion était jadis relativement facile à définir. Ce bagage minimum se résumait généralement à la maîtrise de la lecture, de l’écriture et du calcul. Il n’en est plus de même aujourd’hui. Dans nos sociétés de l’information où les technologies évoluent sans cesse, il convient de disposer des éléments indispensables pour comprendre le monde et son évolution. En tant que démocrate, nous ajouterons volontiers que le jeune doit être apte à construire son propre bonheur tout en l’invitant à mettre ses forces au service de la collectivité, au-delà des diversités culturelles et identitaires. Au sortir de l’obligation scolaire tous les jeunes devraient idéalement avoir atteint ce seuil. Il est du devoir de la Communauté de tout mettre en œuvre pour y parvenir. L’enseignement supérieur, pour sa part, est la porte d’entrée vers les fonctions sociales et économiques les plus élevées. Celles aussi qui sont les plus rémunératrices. Si une intervention financière dans les frais d’études semble actuellement inévitable, c’est à ce niveau qu’elle doit exister et le rôle du service public est de calculer cette intervention au plus juste et d’agir en sorte qu’elle ne constitue pas un filtre à l’entrée du supérieur. Il n’empêche que, même à ce niveau, le financement public doit être prioritairement orienté vers des établissements ouverts et pluralistes plutôt qu’à des institutions qui se mettent au service de convictions particulières partagées par une partie de la population. Chacun s’accorde à reconnaître que la liberté d’organiser un enseignement privé appelé libre en Belgique a un prix qui doit être supporté, partiellement au moins, par les demandeurs.
Le souci d’atteindre le seuil minimal à la fin de l’obligation scolaire est partagé par toutes les nations modernes. Le problème est cependant rendu délicat chez nous en fonction de la durée de cette obligation qui va jusqu’à 18 ans. Là où les autres pays visent cet objectif au travers d’une école unique de base, il est, en Belgique, impossible de concevoir un système constitué d’un seul tronc commun. Des réorientations s’imposent avant ce terme. Elles s’imposent vraisemblablement trop précocement chez nous.
Le contenu, les principes de cette éducation fondamentale, les valeurs à transmettre ont fait l’objet de controverses dans lesquelles les laïques ont toujours privilégié la dimension universelle. Face à l’évolution interculturelle de la société, il est aujourd’hui communément admis que la plus large ouverture, la plus grande tolérance doit être favorisée.
Il serait donc souhaitable de fixer l’âge à partir duquel cette éducation commune doit être considérée comme atteinte et, dès lors, celui à partir duquel il y aurait lieu de créer des filières parallèles menant à des orientations de carrière différentes. Cette problématique mériterait une réflexion plus profonde que celle qui a présidé jadis à la prolongation de la scolarité obligatoire, mais, une fois de plus, elle est polluée par les clivages que nous connaissons.
L’inadéquation du système scolaire et l’absence d’orientation de tous les élèves se mesurent notamment au niveau du passage dans l’enseignement supérieur qui, nous le savons, se solde par un taux d’échec anormalement élevé. Dans un système qui souffre en permanence de sous-financement, cette situation fait véritablement problème.
Les questions sur lesquelles il conviendrait de se pencher sont nombreuses et dépassent largement le seul domaine de l’éducation. Citons:
– la signification et la place du travail manuel dans notre société
– la connaissance la plus précise possible des besoins du monde du travail dans les années futures ;
– la collaboration du monde du travail aux formations professionalisantes ;
– la détermination de l’âge auquel la formation seuil doit être acquise ;
– la nature des orientations les plus pertinentes ;
– la clarification du délicat passage secondaire / supérieur …
Autant de questions auxquelles les clivages traditionnels de notre système continuent à faire obstacle. Par conséquent, on rate fréquemment des opportunités qui permettraient d’améliorer globalement la situation comme, par exemple, la répartition des études universitaires sur 5 ans (processus de Bologne) sans tenter de régler simultanément la question de l’hécatombe des premières années et la nécessité d’accentuer la dimension professionnalisante de la formation au terme du 1er cycle.
Les ministres préfèrent dès lors légiférer en termes de report de cotes, de passages conditionnels, alors que le débat devrait porter sur l’évaluation de la valeur ajoutée au terme de la formation..
8. Enseignement public et autonomie
Les modes de gestion entre établissement privé et institution publique sont fondamentalement différents. Le niveau de décision, les procédures à respecter, les justifications à fournir, le respect des règles démocratiques … tout cela constitue des garanties dont le service public ne peut se défaire mais qui peuvent ralentir, voire empêcher la réalisation de certains projets. La notion d’intérêt général qui s’étend à l’ensemble des activités d’un pouvoir public exige, surtout par les temps présents, de longues périodes de maturation antérieures à toutes décisions. Une institution libre, même si elle est aujourd’hui soumise à des règles édictées par les lois, bénéficie incontestablement d’une souplesse de gestion, d’une rapidité d’exécution, qui renforce son image d’efficacité. Le personnel y est plus directement concerné par la bonne marche de l’institution, l’intérêt général ne se confond pas avec l’ensemble des domaines attribués à un service public et se limite à la seule problématique de l’éducation, ce qui simplifie considérablement le mode de décision. Pour s’en assurer, il suffit de constater combien les écoles privées appelées libres en Belgique (surtout confessionnelles) apparaissent fréquemment dans les médias grâce à la rapidité des circuits de décision. Ces différences ne passent certes pas inaperçues et la réputation de l’école catholique tient vraisemblablement plus aujourd’hui de sa liberté de manœuvre que de son caractère religieux.
S’il paraît indispensable d’organiser le fonctionnement des établissements libres de manière telle qu’un mandataire public au moins puisse y veiller au respect de l’intérêt général, il semble tout aussi indispensable de redéfinir les rôles de chacun dans un service public. Le degré d’autonomie des écoles officielles mériterait d’être repensé dans ce sens en donnant à chaque établissement la responsabilité d’affecter les moyens dont il dispose, de poser les choix pédagogiques, d’entretenir les contacts avec l’extérieur. La répartition des moyens, l’avalisation des choix, la recherche de l’équité dans l’attribution des moyens la désignation des directions, la défense de l’outil au sein des assemblées démocratiques restent évidemment l’apanage de l’élu qui répond de cette gestion sur son mandat. Trop souvent cependant la confusion des rôles et des compétences nuisent au système.
Une réflexion interne aux réseaux officiels est indispensable à ce sujet, en vue d’améliorer la situation.
9. Laïcité – Neutralité
Il peut sembler étrange qu’un Etat soit amené à légiférer dans le but de définir la neutralité d’une activité assumée par le service public. C’est cependant ce qui a été fait pour l’enseignement de la Communauté française puis pour celui organisé par les provinces et les communes respectivement en 1994 et 2003. Il faut y voir les séquelles de dispositions obsolètes qui attribuaient jadis à l’Église des responsabilités en matière d’organisation de la vie publique (état civil, organisation des soins de santé, enseignement …). Le fait qu’il ait fallu attendre si longtemps pour voir apparaître ces décrets atteste de l’influence du pouvoir religieux dans la vie quotidienne de nos ancêtres et l’inadéquation de cette situation face à l’évolution actuelle de nos sociétés, notamment du métissage progressif des convictions personnelles.
Le pluralisme de l’enseignement public est assuré depuis le Pacte scolaire par l’organisation du cours de morale non confessionnelle et des cours de religions reconnues des cours philosophiques non confessionnel et de religions reconnues.
Si les laïques n’ont pas toujours trouvé entière satisfaction à la lecture des textes des décrets définissant la neutralité, ils ont généralement apprécié les accents qu’on y trouve et qui peuvent être repris sous trois rubriques
L’objectivité – La tolérance – La citoyenneté
L’objectivité
Cette valeur fondamentale pour une école qui veut inculquer les bases de la liberté des choix est aussi particulièrement difficile à respecter. Les textes des décrets la traitent d’ailleurs avec nuances en parlant d’une » recherche de la vérité avec une constante honnêteté intellectuelle » et de « la plus grande objectivité possible ». Il serait sans doute plus réaliste de la présenter comme l’addition de multiples subjectivités imposant à l’enseignant de faire preuve d’éclectisme dans les domaines qui touchent aux convictions. Ceci n’empêcherait évidemment pas de souligner les fondements scientifiques de certaines convictions et leur totale absence pour d’autres.
On peut toutefois se poser la question de savoir si la formation des enseignants du secteur public va en ce sens. Comme on peut s’interroger sur les 20 heures de sensibilisation à la neutralité qui doivent suffire à ouvrir les esprits et les intelligences aux dimensions universelles.
La tolérance
Terme dont on se gausse volontiers dans un registre qui n’a rien d’innocent. Entre la définition très réaliste donnée par Littré » condescendance, indulgence à l’égard de ce que l’on ne peut ou ne veut éviter » et celle que donne Guy Haarscher dans son ouvrage » Laïcité » » l’autre a vécu les mêmes problèmes avec d’autres ressources, ce qui peut me mener à relativiser les miennes« , il existe la distance qui sépare la contrainte de la liberté. Tout en admettant qu’elles permettent toutes deux de vivre dans le respect mutuel la première n’enlève rien à la rigidité des convictions alors que la seconde nécessite une participation personnelle nuancée et prend un sens infiniment plus riche.
La citoyenneté
Il n’est guère nécessaire de se livrer à de longues exégèses pour mesurer la différence qui existe entre un monde reposant sur un système de valeurs immuables et éternelles auxquelles on tente de rallier un auditoire métissé et un autre, composite, où chacun nourrit sa propre identité au contact régulier des autres, permettant ainsi de relativiser ses valeurs propres. Dans le premier cas, la citoyenneté, ensemble de valeurs reliantes par excellence, ne se limite qu’au partage des valeurs inculquées. Dans le second, le fait de se frotter sans cesse aux autres permet de nuancer, d’arrondir ses propres convictions. Dans le premier cas, l’excellence mènera à l’intégrisme, dans le second au respect véritable des autres.
Cette courte réflexion sur les valeurs décrétales de la neutralité montre deux choses. D’abord qu’il est difficile mais particulièrement noble (au sens humain) d’œuvrer au sein d’un tel enseignement. Ensuite qu’une telle conception du « vivre ensemble » est bien la seule compatible avec le respect des convictions personnelles et de la vie en commun, deux valeurs particulièrement sollicitées dans notre monde moderne.
10. La marchandisation de l’enseignement
A l’occasion de l’approbation par les parlements belges du Traité de l’Union européenne, certaines voix se sont élevées pour exprimer leur inquiétude en ne voyant pas apparaître clairement le domaine de l’éducation parmi les secteurs susceptible de déroger – comme la Culture par exemple- aux règles de la liberté de marché.
Et leur inquiétude était d’autant plus vive à la lecture de l’article 167 §1 de ce Traité « Sauf dérogations prévues par la Constitution, sont incompatibles avec le marché intérieur, dans la mesure où elles affectent les échanges entre Etats membres, les aides accordées par les Etats membres ou au moyen de ressources d’Etat sous quelque forme que ce soit qui faussent ou qui menacent de fausser la concurrence en favorisant certaines entreprises ou certaines productions ». Sachant que l’Union européenne entend par entreprises « toute entreprise offrant des services sur un marché donné », les aides des Pouvoirs publics à leurs propres écoles seraient donc interdites, sauf compensations équivalentes aux écoles privées concurrentes.
Les avis émis par les parlementaires étaient, à l’époque, rassurants à défaut d’être persuasifs. Le doute doit vraisemblablement avoir gagné également le Gouvernement puisque la Communauté française vient de mettre sur pieds un » Comité des Sages » chargé de définir les rôles respectifs du public et du privé en ce domaine et de rédiger une note à transmettre aux autres membres de l’Union.
Il faut également évoquer ici le discours équivoque de la Commission européenne et des fédérations patronales qui considèrent l’enseignement comme l’économie de la connaissance à qui il faut appliquer les règles de compétitivité, de libre concurrence et d’efficience. Les enquêtes internationales PISA sur les compétences des élèves du secondaire procèdent de la même rhétorique qui vise à mesurer entre eux la performance de systèmes éducatifs néanmoins fort différents.
Les grands groupes industriels s’intéressent au monde de l’enseignement pour le potentiel économique qu’il représente. Leur jugement se limite à évaluer négativement la qualité de la formation dispensée et de son adéquation aux besoins des jeunes, de la société et des entreprises. Ils prônent une libéralisation du marché de l’éducation pour l’adapter à leurs besoins
Il est évident qu’en évoquant dans un même article (24) la liberté pleine et entière d’enseigner (toute mesure préventive est interdite) et l’égalité des élèves, étudiants, parents, membres du personnel et établissements d’enseignement, notre Constitution ouvre large la porte à toute forme d’initiative en ce domaine. Moyennant le respect de quelques règles contraignantes, chacune d’elle serait parfaitement en droit de solliciter et d’obtenir une aide financière publique équivalente à celle accordée aux écoles officielles. Autrement dit, on ne voit pas quels arguments pourraient être avancés pour s’opposer à la multiplication des initiatives privées. Les décisions de la Cour d’arbitrage reconnaissant que l’enseignement libre constitue un service public fonctionnel viendraient renforcer les fondements de la démarche, sauf à effectuer des distinctions au sein même de l’enseignement libre selon des règles qui restent à établir et devraient respecter le prescrit constitutionnel.
La question des structures de notre système éducatif mérite donc des mesures urgentes.
Conclusion
La situation actuelle correspond à des clivages politiques et historiques dépassés. Sans aucune intention de rallumer une guerre scolaire qui, vraisemblablement ne mobiliserait plus grand monde, sans toucher à la liberté constitutionnelle d’enseigner (malgré les dangers qu’elle porte potentiellement), toutes les pistes visant à renforcer la cohérence de notre système scolaire doivent être investiguées.
Les bases sur lesquelles s’est construit le système éducatif complexe actuel s’estompent. Par contre, les législations sur lesquelles reposent ces antagonismes dépassés restent bien actuelles et pourraient être utilisées demain par d’autres groupes idéologiques qui perturberaient considérablement l’équilibre de notre société. Des avancées doivent donc être réalisées vers une plus grande cohérence du système qui doit évoluer vers plus de pluralisme véritable et plus de laïcité. Certes, certains craindront pour la permanence des caractéristiques qui fondent leur identité, pour la conservation de leurs traditions et le maintien de leurs valeurs. Si ce souci est honorable, il est temps cependant d’admettre que cette préoccupation doit s’estomper, en partie, devant les obligations qu’impose l’art de vivre ensemble dans un monde de plus en plus éclaté au plan des identités et qu’il n’exige certainement plus aujourd’hui qu’on lui dédie tout un pan du système éducatif. Sans doute mérite-t-il une attention qui relève davantage de la vie privée et familiale que d’une structure sociale particulière. La partie d’horaire que l’école publique consacre à ce volet de l’éducation et qui permet à chacun, en fonction de ses convictions personnelles, de conserver ses racines, ses croyances, ses traditions particulières tout en partageant des moments de vie commune et d’échange avec des êtres qui partagent d’autres approches doit pouvoir suffire.
Une évolution en ce sens s’impose si nous voulons rendre à l’Ecole une place, une considération, une efficacité qu’elle est en train de perdre.
Le système actuel repose sur un principe de concurrence qui s’avère trop onéreux par rapport aux moyens financiers actuellement disponibles. Un usage plus rationnel des moyens doit être possible
Le morcellement des structures éducatives actuelles fait obstacle à la mise en place des plans ambitieux dont les résultats scolaires de nos jeunes dans les enquêtes internationales montrent cependant l’urgence.
Enfin, l’influence de la religion catholique dans le secteur de l’enseignement est surdimensionnée dans une société que l’on prétend par ailleurs neutre à défaut de pouvoir la qualifier de laïque. Elle donne aussi une image fausse du niveau de sa religiosité. Elle prive enfin le pouvoir politique d’une large part des responsabilités qui cependant lui incombent. La complexité de notre gouvernance en cette matière nuit à l’efficacité du système et porte préjudice à l’image même de la Communauté.
Comment débloquer une situation qui compromet l’avenir ?
En ce qui concerne l’enseignement officiel organisé par les pouvoirs publics, il convient de renforcer l’image de qualité de tout l’enseignement officiel et donc son attractivité. Il semble bien nécessaire, voire indispensable de multiplier, en son sein, à tous les niveaux, les synergies susceptibles d’améliorer son efficacité et ses complémentarités. Sans doute faudrait-il, dans le même ordre d’idées, réfléchir à la situation particulière du ministre qui est, à la fois, le distributeur impartial des moyens pour tous et le responsable particulier d’un réseau.
La politique actuelle qui consiste à ignorer la réalité de l’existence des réseaux et considérer que l’Ecole forme une entité en Communauté française au-delà des frontières historiques, a des limites. Ainsi, il semble difficile de nier à tout agent le droit de refuser, dans le cadre de la formation continuée du personnel, le choix qui lui serait imposé d’un formateur dont il ne partage pas les orientations religieuses ou la fréquentation obligatoire de certains locaux.
Le pluralisme réel de l’école publique qui ne se limite pas à tolérer que l’on puisse ne pas partager les valeurs de l’exemple donné, mérite d’être davantage mis en exergue dans le cadre de l’éducation à la citoyenneté.
Le renforcement du caractère démocratique de l’enseignement officiel, caractéristique fondamentale de tout service public, doit être mené systématiquement en associant tous les acteurs (enseignants, parents, grands élèves, personnel …) en développant les actions de solidarité, en clarifiant au maximum les modes de désignation des directeurs d’établissement. Le niveau d’autonomie des écoles mériterait également d’être repensé.
Pour ce qui concerne l’attitude à l’égard du libre privé confessionnel
Aux termes du décret MISSION, la préparation du futur citoyen à agir efficacement dans une société pluraliste et interculturelle mériterait, à défaut d’un contrôle, pour le moins des évaluations régulières.
Les caractéristiques d’un service public organique méritent d’être rappelées régulièrement et la concordance entre les textes décrétaux et les déclarations officielles des responsables religieux vérifiées par qui de droit. Mener parallèlement une action d’évangélisation et d’éducation citoyenne pluraliste semble constituer un exercice suffisamment périlleux pour imposer aux pouvoirs subventionnants l’exercice correspondant de contrôle sérieux.
A ce propos, il semble difficilement admissible que la formation de ministres de cultes autres que catholiques puissent se dérouler dans des institutions qui se revendiquent de cette qualité, sauf à s’accompagner d’un changement d’orientation et d’intitulé.
Au nom de la sauvegarde de l’intérêt général, il serait logique et nullement vexatoire d’imposer une tutelle politique sur l’utilisation des finances publiques consacrées à l’enseignement. A cet effet, un mandataire public élu pourrait être automatiquement associé au C.A. des P.O.. Actuellement déjà, les mandataires locaux ont parfaitement le droit de vérifier dans les établissements confessionnels l’usage qui est fait des avantages sociaux qui leur sont accordés.
Quelle est aujourd’hui la légitimité démocratique des pouvoirs organisateurs de l’enseignement privé ?
D’autres pistes peuvent être imaginées.
S’il advenait que la notion de bassins scolaires devienne réalité, le regroupement de sections identiques ne pourrait être imaginé qu’au sein de section dont le caractère public serait incontestable.
Le principe du libre choix étant toujours d’actualité, il conviendrait de vérifier dans quelle mesure il est encore respecté partout aujourd’hui ?
Pour ce qui concerne les bâtiments, toute intervention au niveau du capital devrait impliquer l’abandon parallèle d’une part de propriété en faveur du bien public.
Il est évident que toute modification dans le financement des cultes qui évoluerait vers la prise en compte des choix des citoyens permettrait de se faire une opinion plus précise des aspirations de la population et d’infléchir le caractère des établissements en conséquence.
Au travers du mouvement de rapprochements qui se dessinent où les conflits de jadis s’estompent, nous pouvons trouver la chance de hausser le niveau d’efficacité du système éducatif et de rendre à l’école l’importance sociale qu’elle est en train de perdre. Les enjeux sont importants et engagent à ce point l’avenir qu’ils ne peuvent laisser personne indifférent.
Toutefois, il doit être clair dans l’esprit de chacun que cette évolution ne peut s’accomplir qu’en s’inspirant des valeurs de pluralisme, de tolérance, de liberté que l’on retrouve à la base de la laïcité. Prendre la direction inverse serait aller à contre-courant de l’évolution du monde et ouvrir la porte à toutes les dérives du culte identitaire.
Au moment où certains n’hésitent pas à parler du triomphe des valeurs laïques, il faut rappeler que rien n’est plus dangereux que de s’endormir sur ses lauriers.
A ce sujet, et pour clore la présente réflexion sur une perspective optimiste, il est bon de rappeler que la majorité des pays dont le système éducatif est aujourd’hui cité en exemple ont réalisé les grandes réformes qui caractérisent leur Ecole au cours des cinquante dernières années. Toutes ont longuement débattu au plus haut niveau de décision politique avant de s’engager. Il devrait être possible de lancer une telle réflexion parlementaire en Communauté française de Belgique.
Ceux qui en prendraient l’initiative, malgré les difficultés de l’entreprise, laisseraient clairement entendre leur souci de préparer l’avenir de la société et de parer au renoncement et au désenchantement ambiant.
(1) Composition du CEDEP : Association des enseignants socialistes (AES) ; Association des professeurs issus de l’ULB (APrBr) ;Centrale générale des services publics (CGSP) – enseignement ; Centre d’action laïque (CAL) ; Centre d’étude Charles Rogier (CECR) ; Conseil des pouvoirs organisateurs de l’enseignement officiel neutre subventionné (CPEONS) ; Fédération des amis de la morale laïque (FAML) ; Fédération des associations de parents de l’enseignement officiel (FAPEO) ; Ligue de l’enseignement et de l’éducation permanente (LEEP) ; Syndicat libre de la fonction publique (SLFP) – enseignement.
(2) Décret Neutralité : 17.12.2003, chapitre II, article 19.